Dans une heure, moins les six du décalage horaire, il y aura juste six semaines que notre bateau s’est écarté du quai de la Joliette. Annoncer à sa famille et à ses amis que l’on part pour un voyage de dix-sept semaines a fait froncer nombre de sourcils. Certain se sont déguisés en accent d’exclamation, d’autres en accent d’interrogation. Six semaines plus tard, je peux commencer à faire les points sur les différents aspects de ce voyage. Aujourd’hui, nous disons : Déjà six semaines ! Comme le temps a dû se diluer dans l’eau des océans pour que cela soit allé si vite. Et encore ! Le Capitaine généreusement nous a accordé six fois une heure de plus. Gentillesse momentanée, car nous savons bien qu’il en demandera remboursement d’ici quelques jours. Déjà un tiers du voyage, le temps se déroule avec ses intermittences de moments de vie tranquille ou des moments plus agités. Des moments de solitude à deux dans notre douce intimité. Des moments de partage, d’amusement avec des groupes d’amis. Toute une vie où l’on a délicatement retiré toutes les petites contraintes auxquelles notre quotidien était habitué.

J’essaie de décrire l’instant présent, tel qu’il vibre en moi. Salle calme de trente mètres carrés environ, chaises et fauteuils confortables en velours vert. Aux murs, des bibliothèques, derrière leurs vitrines de protection. Les principales langues de l’Europe sont représentées. Sur une étagère, des jeux de chiffres et de lettres à notre disposition. Un léger ronflement agrémente le silence, sans doute celui des moteurs qui nous propulsent dans le Pacifique. Tranquille. Annie est à côté de moi, elle aussi écrit. Pour elle, c’est directement sur l’ordinateur. Je garde le besoin de la plume sur le beau papier de mon cahier. Je garde le bonheur de l’odeur de l’encre violette.

J’ai écrit en titre : « Les ricochets ». C’est un mot qui m’est venu en tête en ouvrant le cahier. Je ne sais pas encore le contenu des lignes suivantes, je laisse la plume glisser. Bien évidemment, je vais parler du voyage. De ces petits détails qui viennent emplir les pensées. De ces détails qui rendent la vie avec juste ce qu’il faut de pétillance. Mais parmi tous les mini-évènements de la vie de croisière, je ne vais pas pouvoir dissimuler trop ce dont je n’ai pas trop envie de parler. Mon accident. Déjà huit jours. Je suis là, j’écris, je vais bien. Ma plume est restée suspendue. Comme souvent dans les accidents, la peur c’est après, pas pendant. Dès que mon pied a dérapé sur la plus haute marche, j’ai compris que cela pouvait être grave. J’avais raison. Avec de l’aide, j’ai pu me relever, rentrer à pied dignement pour apaiser les inquiétudes des trois personnes qui m’escortaient, attentives. Aujourd’hui, les coups, les gnons s’estompent et la large nappe de couleur qui orne mon dos et mon abdomen commence à pâlir. Les molécules de calcium et de carbones qui constituent mes côtes recherchent un terrain d’entente pour créer un nouvel assemblage. Quelques raideurs se prolongent, mais, ne les avais-je pas avant le départ ? Je ne sais plus les identifier. Il est un point positif dans un accident, c’est l’obligation de se relâcher, de se reposer. Quand le corps se repose, l’esprit se permet de partir, seul, en voyage et de gambiller sur de nouveaux chemins. Quand la lassitude s’installe, la cogitation vient avec seulement ce qui est essentiel. Cet essentiel, ce n’est pas seulement d’être vivant après un accident grave, c’est de se sentir vivant. Se sentir vivant est une aventure si complexe et si simple. Cet oxymore est une réalité parce que se sentir vivant, c’est avant tout d’apprécier les parcelles de chaque moment de la vie. C’est le regard de la femme que l’on aime, ce sont des lèvres ou des mains qui se posent. Ce sont les amis qui me prennent par l’épaule en délicate attention. C’est le regard des gens que l’on croise avec un sourire complice. C’est de rire en disant une blague idiote, c’est de lever son verre en disant pour la quarante-deuxième fois : Bonnes vacances ! Être vivant, c’est regarder le soleil se lever, regarder le soleil se coucher. Être vivant, c’est regarder le sillage du bateau, cette large trace blanche qui s’efface vite. L’océan est-il infini ?

Au départ de ce voyage, nous avons fait deux escales pour dire un au revoir à l’Europe. Puis, nous avons ricoché sur des iles pour traverser l’équateur. Je me souviens dans mon âme de cet instant magique. Puis, nous avons abordé l’Amérique du Sud comme des corsaires en peluche. Cette Amérique du Sud que nous avions convoité, nous l’avons contournée, enlacée, de Salvador à Lima. Nous avons effleuré ses côtes comme nous l’aurions fait d’une femme désirée. Mais, à peine conquise, en amants trop pressés, nous l’avons délaissée et depuis hier soir, minute après minute nous nous écartons d’elle. Complexité de la croisière : dès que la terre espérée est atteinte, nous lui tournons le dos, les yeux déjà brillants de l’espoir d’une autre terre. Hier au soir, nous avons quitté un continent. Les grandes terres du continent suivant, s’appellent : Zélande, Australie. Encore de nombreuses journées de voyage pour les atteindre. Entre temps, l’océan sera-t-il pacifique ou agité ? Chaque jour, chaque heure, apportera une réponse à cette question, restons dans l’attente. Pour cet instant d’écriture, l’océan est tranquille, offrant au bateau un doux balancement. Là encore, comme sur l’Atlantique, nous allons ricocher d’ile en ile. Ces points insignifiants, sur la surface bleue des cartes du monde. Ces points sans importance posés là, comme par erreur, sur des excroissances des fonds marins. Ces points inutiles dont il y a seulement quelques mois, nous ne connaissions même pas le nom.

Pourtant, sur ces points, des gens comme nous vivent. Eux aussi se sentent vivants. Ils gèrent leur vie, ils s’aiment, ils dansent, ils chantent. Ils sont heureux ou tristes, ils sont vivants, ils sont différents, ils nous ressemblent. Nous allons à leur rencontre les mains vides. Que les quelques dollars que nous oublierons sur leurs terres ne lavent pas notre conscience. Nous ne leur apportons rien. Quelques microbes, peut-être ? Mais nous, voyageurs, butineurs des grands espaces, nous allons cueillir les grains de leur pollen, de l’essence de leur vie. Nous allons fixer leurs paysages sur les pellicules de nos photographies. Nous allons picorer leurs coutumes. Avec eux, j’espère prendre le temps d’un sourire, d’un rire, d’une tape sur l’épaule ou la caresse sur une main. Je veux leur voler un peu de leur chaleur, un peu de leurs différences qui m’aident à progresser. Je veux enfouir dans le sac de ma mémoire leurs lumières, leurs odeurs, leurs bruits, tout le rythme de leurs vies.

J’ai eu beaucoup de bonheur dans les rencontres faites dans les villes d’Amérique du Sud. Beaucoup d’images sont gravées en sauvegarde des temps à venir. Mais, j’attends infiniment plus de ces passages sur ces ilots qui, comme des petites taches souillent le bleu des cartes marines. En fait, en réalité, je ne sais pas ce que j’attends. Je ne sais pas écrire, définir cet espoir. Alors, pour être prêt à tout, j’essaie d’ouvrir les portes de mes six sens. Je suis prêt à sentir l’odeur de leurs pays, même si ces odeurs sont âcres. Je suis prêt à entendre leurs musiques, leurs chants, leurs voix, même si je ne les comprends pas. Je suis prêt à regarder avec eux le même paysage, le même détail de leurs cultures même si cela est abscons pour moi. Je suis prêt à goûter un fruit, un gâteau qu’ils auront fait, même si mes papilles sont surprises. Je suis prêt à poser la main sur les rugosités de leurs pierres, de leurs sculptures, même si cela m’érafle les doigts. Mais je suis surtout prêt à partager avec eux un moment de tendresse et de complicité qui est le sens qui se passe de tout langage, de toute culture dans une totale universalité.

 

Lorsque je jouais avec mes cousins dans le ruisseau du Merlet au bas de Fallavier, nous lancions des pierres plates pour les faire rebondir sur l’eau claire les ricochets clapotaient au pied de la colline. Nos mères bavardaient assises sous l’ombre d’un saule. Aujourd’hui, je n’ai rien oublié, je ricoche d’ile en ile. L’inenvisageable est arrivé. J’ai pris des coups, j’ai pris des gnons, mais je suis là. Je me sens vivant.

 

 

 

© Pierre Delphin – Lundi 17 février, salon de lecture du Magnifica de 17h00 à 18h40