Tous les soirs, à l’heure du repas, 21 heures ont sonné au clocher du bateau. Nous nous retrouvons, trois couples du même âge. Nous bavardons, nous échangeons nos points de vue, nous blaguons, enfin nous sommes heureux d’être ensemble. Il y a peu de jour, dans un soupir, l’un d’entre nous à lâché : Je ne vois pas le temps passer ! J’ai éclaté de rire, parce que pendant cette période, toutes les journées durent 25 heures. C’est un comble ! Aujourd’hui, une table ronde, un fauteuil, l’air du large, un peu d’ombre, un océan plat et calme, un ciel bleu décoré par de petits nuages effilochés. Une vie de croisière bien installée. Une vie décalée par rapport aux réalités. Mais surtout, ne me le dites pas, d’ailleurs je n’entends pas de telles choses. Je ne suis là que pour vous raconter notre journée de ce dernier vendredi.

Vendredi est un jour célèbre dans la région, puisque l’archipel Fernandez n’est pas si loin. C’est là que se trouve l’ile où Robinson Crusoé avait élu domicile avec son copain éponyme de ce jour. Vendredi matin, le jour n’était pas levé, que par-dessous la rambarde du balcon nous avons vu les lumières de Rapa Nui, la capitale et seule ville de l’ile de Pâques. Arrêtez ici votre lecture, et rêvez un instant. Fermez doucement les yeux. Je suis en train de vous dire : Nous sommes à l’ile de Pâques. Laissez venir les images dans votre tête. Imaginez les paysages, le ciel, la mer. Rêvez un instant. Avec Annie, cela fait dix-huit mois que nous rêvons. Ce vendredi matin, cela était programmé, nous allions ouvrir les yeux et nos pas nous guider sur le chemin du rêve qui se réalise, quel bonheur ! De documentation en documentation, d’analyse en analyse, tout était en place dans notre mémoire active. Les paysages volcaniques étourdissants, les rangées de Moais, le ciel du tropique infiniment bleu, infiniment transparent. L’eau turquoise de l’océan qui vient faire ses clapotis sur les plages de galets. Tout était en place, le rêve s’accrochant à toutes nos cellules sensibles.

Nous avions réservé un tour en car pour l’après-midi et décidé d’aller à terre le matin pour nous promener dans les rues du village. Nous avions minutieusement prévu l’organisation de notre journée. Le matin, en ouvrant le rideau de la cabine, j’ai fait la remarque : Il semble qu’il y a beaucoup de houle et que le ciel est noir. Optimiste, Annie m’a répondu : Oh, cela va sans doute se lever, mais regarde, le balcon est tout mouillé. Mais la pluie du matin n’arrête jamais le pèlerin ! Des vêtements soi-disant étanches sur le dos, nous laissons la porte de la cabine se refermer derrière nous. Une voix dans le couloir. C’est le commandant qui parle via les haut-parleurs. Compte tenu d’une météo difficile, le départ des chaloupes est perturbé et fortement ralenti. Le ciel était noir devant nos yeux, mais toujours d’un bleu délicat dans le rêve de notre esprit. Dans l’immense salon du Tiger Bar, nous n’étions pas vraiment les seuls à attendre. Évidement, l’ile de Pâques n’ayant pas de quai pour accueillir les gros bateaux, l’usage des chaloupes est la seule solution pour rejoindre la terre ferme.

Au moment de faire le pas pour sauter dans la chaloupe, deux solides gaillards nous saisissent sous les bras pour nous aider à passer. Il faut dire que les mouvements relatifs entre le ponton d’embarquement du Magnifica et la chaloupe ont des amplitudes énormes avec des fréquences très aléatoires. Enfin dans la chaloupe, nous restons sagement assis avec des sourires de circonstance. Les lèvres crispées semblent dire : Même pas peur ! Cependant, je remarque que le plafond de la chaloupe est bien garni de gilets de sauvetage. Le marin lâche les cordes, la chaloupe rue et danse. Une belle attraction de foire du Trône est ainsi mise à notre disposition. La houle se permet des amplitudes de trois à quatre mètres. Notre manège de vogue se balance dans une musique rythmée par le vent, le bruit des vagues et de la pluie. Que de belles sensations ! De temps en temps, le siège se dérobe sous les fesses, nous laissant dans une sustentation sidérale. Le petit port se précise. La chaloupe se fraie un chemin entre les vagues. En regardant plus précisément par le hublot, je constate que le pilote doit slalomer entre des récifs aigus et particulièrement dangereux, à quelques mètres de la coque. Dans une eau plus calme, la chaloupe entre dans le port, les passagers applaudissent le pilote. Nous tendons la jambe droite, nous sommes sur l’ile de Pâques.

Nous faisons quelques pas sur notre rêve. Enfin, pas vraiment, car la boue rouge qui ruisselle sur le sol nous ramène à la réalité. Notre rêve restera un rêve. Nous regardons alentour, Annie tient ma main bien serrée. La pluie sautille sur nos casquettes, glisse en mini torrent sur le dos de nos vêtements qui seront très vite transpercés. Je regarde ce paysage que je n’avais jamais envisagé. En moi-même, j’éclate de rire. Je ne verrai pas l’ile de Pâques de mes rêves. Je verrai l’ile de Pâques que peu de personnes ont su voir, que peu de personnes ont raconté : L’ile de Pâques sous la pluie. Avec ses cliquetis, la pluie glisse du talus, inonde le chemin. Quelques habitations sont jolies, d’autres plus banales. Nous sommes sur une ile de Pâques que nous n’avions pas envisagée. Nous sommes sur ce petit point insignifiant au milieu de l’océan pacifique. Même sous les tropiques, il pleut. Un mouchoir en papier roulé en boule dans la main pour essuyer constamment l’objectif de mon appareil. Je prends quelques photos pour remplir les cases vides de mon album. La pluie a vite raison des épaisseurs de nos vêtements et de notre détermination. La sensation devient désagréable.

Nous trouvons refuge sur la terrasse couverte d’un petit bar. Nous bavardons en regardant la mer. La mer que nous attendions calme, sereine et majestueuse est dans sa grande colère. Des vagues énormes éclatent contre les rochers de la rive, juste devant nos yeux. Comme ce spectacle est fort, étourdissant, imprévu. De bavardage en bavardage, le temps passe et nous allons rejoindre le mini bus que nous avions réservé pour faire une petite escapade dans l’ile. La pluie s’est apaisée, le soleil fait une douce apparition. Sous ce ciel éclairci et plus brillant, notre bus s’arrête pour une première pause photographique. Nous sommes sur une hauteur de l’ile, la baie s’étend devant nous, belle. Un morceau de notre rêve est là. Un talus en herbe, un muret de protection. Les passagers sautent du bus, se perchent sur le muret, droits, figés par ce beau spectacle. Je viens plus doucement, j’ai encore un peu mal au dos. Je regarde devant moi, un rire s’étale dans ma tête. Tous ces gens droits sur le muret sont des moais vivants. Quinze fesses, bien rangées, surplombées de tête avec casquette qui admirent, immobiles le paysage. C’est la photo magique. J’ouvre l’appareil, le règle, prépare le cadrage, recule d’un pas pour que toutes ces fesses soient bien enregistrées. L’herbe est mouillée, le pas de recul se fait sur une pente. Mon pied glisse, mes fesses tapent, mon dos aussi. Je n’aurai pas ma photo magique.

La visite se poursuit, agréable. Le dos un peu tendu de cette succession de secousses. Nous visitons plusieurs cratères de volcans puis un village archéologique. Le guide nous explique l’ile, son histoire. Ce qui est connu, ce qui ne l’est pas. Hélas pour les autochtones, les européens qui sont venus là ont tout détruit. Ils ont tué les hommes, les femmes et l’un d’eux, au nom de la religion a eu la délicatesse de casser et fait disparaitre toutes les tablettes gravées qui contenaient l’histoire de cette ile, des rites, des croyances. Ensuite, nous rendons visite à une famille de moais qui nous attendaient sagement alignés au bord de la mer. Il y a tant d’inconnues sur cette ile, tant de mystères. De destruction en destruction, cette ile est devenue pauvre d’une histoire riche. Il est peu probable que les temps futurs donnent des éclaircissements sur ces mystères. Peut-être en est-il mieux ainsi.

La pluie est revenue quand nous quittons le mini bus. La mer est de nouveau méchante. Le mouvement des chaloupes est ralenti. La queue d’attente s’allonge, nous patientons. À la sortie du port, le pilote lance ses moteurs à fond, fait une visée approximative entre les récifs, avec succès, il passe la vague. Beaucoup de mouvements et de secousses saluent cette fin de visite. Dans des mouvements imprévisibles, aidés par les marins, nous sautons sur le ponton. Nous entrons dans le ventre sécurisé du bateau, au chaud, le calme revient en nous. Le soir, nous retrouvons nos amis, rires, bavardages, nous sommes riches d’une nouvelle expérience. À travers nos rires, nous savons aussi que, en mer rien n’est jamais acquis. Nous serons toujours des faibles.

Aujourd’hui, l’océan est calme, beau limpide. Nous sommes un autre jour.

 

© Pierre Delphin – écrit le dimanche 23 février, sur le pont 13 extérieur de 10h50 à 12h30

 

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