Le thé dansant vient de se terminer. Quelques pas de danse, le thé, les gâteaux, les amis. Les bons moments se répètent avec délice. Une envie d’écrire, de laisser une trace, la plume me démange. Pas de projet d’écriture précis, un titre me vient en tête, non invité : Une vie monacale. Je ne sais pas comment c’est arrivé, je le garde. Dans la situation que nous vivons, le titre est outrancier, susceptible d’être soumis aux feux des critiques. Tant pis !

Il est notoire que la vie du croisiériste est limitée à l’espace défini par les dimensions et formes du bateau. Les habitants de cet espace sont toujours les mêmes et au fil des jours, les rencontres deviennent répétitives. Il y a ceux que nous effleurons d’un simple regard, parfois même d’une sereine indifférence. Il y a ceux avec qui nous partageons un sourire, un geste de courtoisie agrémenté d’un Hello ! d’un Salut ! d’un Ciao ! ou d’un Namasté ! Cette tour de Babel flottante englobe nos différences. Il y a ceux pour qui nous nous arrêtons pour  se parler, pour se raconter. Des fauteuils sont toujours accessibles à proximité pour allonger le temps, le plaisir d’une rencontre. Ma comparaison avec la vie monacale est décidément très hasardeuse ! Le bavardage n’est bien sûr pas de mise dans les cloitres, excepté à l’heure du chapitre où certains peuvent donner de la voix. En ces lieux monacaux, chacun a un rôle bien défini vis-à-vis de la collectivité. Là, rien. Même pas une petite vaisselle à faire. Nous sommes des dépendants sans finalité collective. Nos objectifs, parfois quotidiens, parfois changeants, c’est de réaliser nos envies de loisirs, enfin, ceux qui nous sont accessibles. De mon côté, je développe une grande capacité d’adaptation à cette passivité. Cela me calme le corps et l’esprit. Je suis riche de temps. Encore deux mois pour retrouver les petites nécessités de la maison. Mais voilà, d’autres passagers vivent cette vacance d’activité d’une manière plus difficile. Ayant du mal à exister dans des activités positives, ils se retranchent dans le négatif. Ils râlent ! Sur tout, sur rien, sur le commandant, sur le personnel, sur la cuisine, sur les loisirs, sur l’organisation. Ah, si seulement ils pouvaient prendre le pouvoir, comme la vie serait belle sur ce bateau !

Avec Annie, nous aimons bien notre intimité, nos moments tranquilles. Cela ne nous empêche pas de partager nos petits bonheurs. Avant-hier, pour notre première journée francophone, nous avons reconstitué un petit groupe pour monter sur un autre bateau, un grand catamaran. C’est ainsi, nous sommes maintenant des gens de mer ! Nous sommes descendus de notre bateau de croisière, nous avons marché cinquante mètres sur la terre ferme de la capitale de la Polynésie française et nous sommes vite montés sur le frêle esquif. Un beau catamaran, trente personnes à bord, direction le Nord vers l’atoll de Tetiaora. Trois heures de navigation sur une mer calme, sous un soleil fort, agressif. Une ambiance joyeuse de gamins en escapade. La seule chose à partager avec ce bonheur, c’est le bonheur d’être ensemble. Celui de regarder le paysage de mer, le voir à une hauteur différente. Être ensemble, c’est à chaque instant le regard rencontré est un sourire, un geste, un partage. Le bateau s’arrête devant une ile. Carte postale sur papier brillant. C’est bien nous qui sommes là ? Nos yeux sont grands ouverts, nous respirons des images merveilleuses. Pour compléter les plaisirs, nous laissons cajoler nos papilles par un piquenique délicieux. Nous commençons par un punch qui émoustille suffisamment les esprits pour rendre le soleil encore plus chaud. Des poissons grillés au barbecue, des légumes, du riz, des fruits, les discussions s’apaisent un instant. Baignade en eau cristalline. Nager avec les petits requins, les petits poissons que nous rencontrons habituellement dans les aquariums. Le bonheur était si simple ce jour-là !

Débarquement sur l’ile, après avoir franchi de manière sportive la barrière de corail. L’ile est déserte. Elle fait partie d’un ensemble de huit iles qui constituent l’atoll. Peu de personnes viennent ici. Des blocs de coraux blancs et des restes de lave noire encombrent la plage. Marcher est délicat. Notre consigne est claire : ne toucher à rien, ni aux végétaux, ni aux minéraux. Regarder, seulement regarder. Appareils photo en main, nous traversons la plage. Notre guide écarte des branches, c’est l’ouverture d’un sentier. En aventuriers, nous avançons. Étonnement face à cette végétation inconnue. Aucune référence possible avec le connu. Début de crampe sur l’index droit qui clique en cadence sur l’appareil à collectionner les souvenirs. Ici, tout existe ensemble, la vie totale. Les jeunes pousses voisinent celle qui s’établissent, alors que d’autre sont déjà dans leur beauté sublime. Celles-ci veillent sur celles qui défaillantes s’étiolent à côté des branches mortes. Une vie végétale qui se raconte. Retour vers la plage. Le pied tâte l’eau du lagon, elle brule. Retour sur le catamaran pour déguster des fruits frais aux saveurs inoubliables. Un dernier petit verre de punch qui permet d’attendre les suivants. Le corps se laisse aller sur les grands hamacs. La nuit nous rejoint sur la mer. Débarquement, retour sur le bateau, fatigués, la tête pleine d’images et de rêves réalisés.

Le lendemain, encore une journée à terre pour faire des courses, pour visiter. Nous avons tant besoin de ces choses inutiles qui nous sont proposées. Nous n’arrêtons pas de faire de bonnes affaires. La carte bancaire s’échauffe. Le contact est agréable avec les gens d’ici, la ville de Papeete est somme toute banale, petite ville de province. Les origines polynésiennes sont trop estompées. Le soir vient au moment où le bateau se décale du quai. Avec lenteur, il se précipite dans l’océan vers le sud-ouest. Les iles Cook nous attendent : Rarotonga et Aitutaki. Aitutaki que nous n’atteindrons jamais. Son administration vient de fermer l’accès aux croisiéristes. Barrière sanitaire contre le coronavirus, nouvelle psychose à la mode. La peur, l’incompréhension s’installent. Les médias sont heureux de pouvoir tartiner de l’encre de l’incompétence des pages entières qui seront vite oubliées. Nous avons peur du risque non établi d’avoir des dizaines, voire des centaines de morts dues à ce fléau. Mais nous restons dans notre indifférence habituelle et silencieuse face aux milliers de morts qu’il y aura chaque année par la grippe banale, les accidents routiers, l’alcoolémie, le tabagisme, etc. les pseudo-spécialistes pérorent dans les couloirs sur la gravité de la situation, sur les politiques incapables de gérer les situations, sur les laboratoires pharmaceutiques qui profitent de la situation…

Moi, à titre préventif, ce soir, je ferai doubler ma dose de rhum dans mon mojito.

 

© Pierre Delphin – samedi 29 février 2020 au salon de lecture, 17h00

 

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