Ce matin, pour écrire, je suis au soleil de l’Australie. Je tourne la tête, l’opéra de Sydney déploie ses ailes, prêt à s’envoler vers les cieux où les nuages sont des arpèges et les notes s’accrochent sur les rayons du soleil en émettant de profonds soupirs. Oui, je suis un peu poétique ce matin, il y a des moments ainsi. Je suis sur un beau bateau, la vie y est confortable. Près de moi, des gens s’allongent sur des transats, la peau exposée au soleil à la recherche d’une teinte plus soutenue. Qui a parlé de prison dorée ? Nous sommes amarrés contre le quai d’accueil du port de Sydney, juste à côté du terminal des ferries, juste en face du célèbre opéra. Comme l’envie de visiter cette ville est forte. J’ai envie de rencontrer les gens qui vivent là, au fil des pas, de feuilleter les vitrines, de bavarder, de regarder, de partager. Je n’irai pas.
Le capitaine du bateau a décidé qu’il n’y aura plus aucun contact entre les personnes extérieures au bateau et les personnes qui, comme moi, sont résidentes sur ce palace flottant. Comme dans les salles de spectacles, toute sortie est définitive ! Le capitaine adopte une sage attitude de prudence. La pandémie s’est généralisée. Elle inquiète les scientifiques, affole les dirigeants. Chacun met en place les moyens nécessaires pour faire face. Je viens, à l’instant, d’écouter le discours du président Macron. Le mot guerre a été cité sept fois. C’était un discours de chef de guerre qui prend des décisions, qui prend des responsabilités. Au-delà des mots, une belle écriture, efficace, succincte, précise. Une remarquable prestation. Alors, malgré mon confort, malgré la douceur de vivre sur ce bateau, je suis triste. Je suis inquiet pour ceux qui sont restés à la maison, pour ceux qui voient leur travail perturbé, pour ceux qui ont peur ou qui sont faibles. Nous sommes en guerre. Mais où est l’ennemi ? Juste un petit virus pour lequel il faut un gros microscope pour le voir. Beaucoup de sages avaient envisagé cette situation. Michel Barnier, Bill Gates et quelques autres. Ils n’ont pas été écoutés, ils étaient dérangeants.
Bientôt, il sera midi. Nous aurons alors à prendre la décision importante, irréversible. Irons-nous manger au restaurant où les mets délicieux sont bien présentés et le service impeccable, ou irons-nos au self-service où le choix est beaucoup plus large ? Dans l’égoïsme de notre isolation, nous ne pouvons partager que par la pensée avec ceux qui sont en difficulté ou qui souffrent. Quand nous sommes partis en janvier, nous étions chanceux de nous embarquer pour un merveilleux voyage. Il était fait pour être inoubliable. Il le sera. Aujourd’hui, nous avons encore six semaines de bonheur à vivre sur ce bateau. Certes, nous n’aurons plus d’escales. Des espoirs seront déçus, des rêves ne pourront pas se réaliser. Mais, n’est-ce pas là la nature des rêves ? Il y a quelques jours, j’écrivais que ce voyage était double. Celui des escales, des visites, des rencontres, des échanges. Celui de la vie sur le bateau, espace fermé par nature. Enlevez l’un, il reste l’autre. Le premier de ces deux voyages est fortement perturbé. Le deuxième est là, il est présent, vivons-le ! Nous ne débarquons pas, alors regardons les villes, les paysages depuis le bastingage de notre palace flottant.
Aujourd’hui, je ressens que beaucoup de personnes ont peur de l’imprévisible, des moments inconnus à venir. Me direz-vous pervers si j’évoque que cela me donne un peu d’excitation ? Je vais vers cet inconnu. Je ne maîtrise presque rien. Dois-je trembler ou être confiant ? J’ai soixante-seize ans passés. La vie m’a apporté pas mal de vacheries. J’ai tourné les pages qui m’ont blessé. Je regarde l’avenir comme je regarde le soleil dans un ciel bleu. Je regarde un oiseau qui vole, cela me rend heureux. Je n’oublie pas les nuages, mais j’essaie d’extraire de chaque instant ce qui m’est bon ce qui m’est positif.
Que restera-t-il dans un an ou plus de cet épisode de pandémie ? Quels souvenirs laisse la peur ? Faudra-t-il rappeler la mémoire de nos parents de ce qu’ils ont ressenti lorsque la guerre a été finie ? Je partage l’opinion de notre Président : la pandémie évacuée, nous serons différents.
Reste à définir quelles seront les différences.
© Pierre Delphin – 17 mars 2020 à bord du MSC Magnifica